Yann RICHET
Chercheur en mathématiques appliquées et développements numériques
yann.richet@asnr.fr
01 58 35 88 84
Avril 2025
Traduction automatique, reconnaissance des images, production de textes… L’intelligence artificielle s’immisce dans nos vies. Elle transforme aussi des domaines plus pointus comme la médecine, la météorologie… De nombreux scientifiques de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR1) l’emploient dans leurs travaux. Exemples de trois projets liés à la santé, la prédiction des risques et la sûreté où elle et utilisée.
Le projet Increased, financé par le programme Astrid2, étudie comment améliorer la dosimétrie biologique cytogénétique. Cette technique consiste à estimer les doses d’irradiation des personnes exposées lors d’un accident nucléaire, par exemple, par l’analyse des anomalies chromosomiques dans leurs cellules immunitaires. Jusqu’ici, cette méthode reposait sur un comptage à l’œil nu, au microscope, par un biologiste formé. Une tâche fastidieuse pouvant prendre huit heures par individu, une durée incompatible avec les situations de crise impliquant de nombreuses victimes. Deux thèses3, fruits d’une collaboration entre l’ASNR et l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique , ont abouti au développement d’algorithmes capables de détecter automatiquement ces anomalies chromosomiques dans des images de microscopie. Ces algorithmes de type « réseaux de neurones » sont constitués de blocs élémentaires de calcul dont l’architecture de connexions s’inspire des synapses cérébrales. Ils sont particulièrement performants dans des tâches de reconnaissance visuelle. C’est le cas ici pour la détection des chromosomes dicentriques – composés de deux régions centrales au lieu d’une – et des translocations chromosomiques – caractérisées par des échanges de matériel génétique entre chromosomes. « Le temps d’analyse passe de plusieurs heures à quelques minutes. Et elle peut être déployée sur des images issues de plusieurs échantillons de sang en parallèle », s’enthousiasme Mohamed Amine Benadjaoud, responsable du Laboratoire de radiobiologie des expositions accidentelles, à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine). Ces travaux relient également la fréquence de ces anomalies à une dose d’irradiation, tout en intégrant une évaluation des incertitudes. Les résultats obtenus par cette approche montrent une sensibilité comparable à la limite « manuelle » de la technologie, détectant des doses de l’ordre de 300 milligrays – un seuil pertinent pour les missions d’expertise et de recherche en dosimétrie biologique.
Le projet NaTech – pour « naturel » et « technologique » – développé dans le cadre du PEPR Risques (Irima), un programme de recherche France 2030, vise à améliorer des modèles et méthodes pour anticiper les impacts de risques multiples. En particulier, les modèles de dispersion atmosphérique utilisés en cas de rejet accidentel de radionucléides pour calculer les conséquences sanitaires et environnementales. « Depuis Fukushima, nous intensifions nos recherches sur l’intégration de l’évaluation de l’incertitude dans ces simulations, un aspect indispensable pour optimiser les décisions de protection des populations », souligne Irène Korsakissok, copilote du projet et cheffe du Laboratoire de modélisation en dispersion atmosphérique à Fontenay-aux-Roses. De fait, une sous-évaluation de l’incertitude ferait courir un risque, tandis qu’une surévaluation des conséquences de l’accident mènerait à des décisions inutilement contraignantes et coûteuses. Pour mener à bien ces évaluations, des modèles d’apprentissage statistique basés sur l’IA et entraînés sur des milliers de simulations physiques permettent d’en pratiquer très rapidement de nombreuses. « Les calculs passent de quelques minutes pour un modèle physique à moins d’une seconde avec ces modèles d’apprentissage statistique », souligne la chercheuse.
Une autre avancée repose sur une méthode statistique de partitionnement pour regrouper automatiquement les simulations similaires et en extraire les scénarios les plus représentatifs, facilitant l’interprétation des résultats. Cette approche a fait l’objet d’une thèse4 coencadrée par Irène Korsakissok et Laure Raynaud, chercheuse en météorologie à Météo-France.
Le projet NaTech prévoit la poursuite de ces travaux pour produire des scénarios multirisques, prenant en compte les interactions entre risques industriels et naturels. L’objectif : intégrer des critères opérationnels dans la sélection des scénarios représentatifs, tels que la population ou les enjeux agricoles, mais aussi étudier l’influence de la représentation et de la communication des incertitudes sur la prise de décision.
Basée également à Fontenay-aux-Roses, l’équipe du Laboratoire de neutronique a quant à elle intégré un module d’apprentissage automatique au logiciel Prométhée, une interface ergonomique consacrée à la modélisation physique et à la simulation numérique pour la sûreté nucléaire. Ce module génère de nombreuses simulations pour identifier les scénarios limites, au-delà desquels la sûreté est menacée. Et cela dans des situations variées : emballement de la réaction en chaîne au sein de la matière fissile, inondations près d’une centrale…
« Notre algorithme peut déterminer les paramètres physiques extrêmes – la masse de plutonium et la densité d’eau dans un stockage de combustible par exemple – à ne pas dépasser pour garantir que le système reste toujours dans des conditions sûres », explique Yann Richet, chercheur à l’ASNR. En se fondant sur quelques simulations initiales produites à partir de modèles physiques, l’algorithme complète progressivement son apprentissage du comportement physique par un procédé d’interpolation par « processus gaussiens ». Celui-ci réduit le recours à des simulations numériques coûteuses en temps de calcul et en énergie. Il offre un double avantage : explorer rapidement un éventail large de scénarios et évaluer les incertitudes de ces prédictions. « Cette propriété est inhérente aux algorithmes que nous utilisons, fondés sur des modèles statistiques. Or connaître cette incertitude est primordial dans un contexte de prise de décisions », précise le chercheur. Déjà utilisé par l’ASNR et d’autres acteurs nationaux, le projet Prométhée publie ses algorithmes en open source. Ceci renforce sa diffusion, améliore sa robustesse et permet de promouvoir les techniques innovantes qui améliorent la sûreté.
1. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sont réunis dans une nouvelle entité, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) depuis le 1er janvier 2025.
2. Le programme Astrid soutient des projets de recherche aux retombées potentielles bénéfiques pour les domaines civil et militaire. Financé par l’Agence Innovation Défense, il est mis en œuvre par l’Agence nationale de la recherche (ANR)
3. https://theses.fr/2023URENS104 et https://theses.fr/s299057
Chercheur en mathématiques appliquées et développements numériques
yann.richet@asnr.fr
01 58 35 88 84
Mathématicien bio-informaticien
mohamedamine.benadjaoud@irsn.fr
01 58 35 75 51
Chercheuse en modélisation de la dispersion atmosphérique
irene.korsakissok@irsn.fr
01 58 35 85 49
Nous voulons améliorer les outils de détection et d’analyse en cas d’exposition aux radiations. L’objectif est de développer l’IA pour identifier automatiquement des aberrations chromosomiques. Cette possibilité ouvre la voie à un meilleur suivi et une meilleure prise en charge des patients exposés. Par exemple dans des contextes de radiations modérées, où les dommages cellulaires ne sont pas immédiatement apparents, mais peuvent évoluer en maladies graves, comme le cancer.
Le défi principal reste la rareté des événements observés. La plupart des chromosomes sont sains, et seuls quelques-uns présentent des anomalies. Les algorithmes habituels d’apprentissage statistique – efficaces seulement si les données sont abondantes – ne sont pas adaptés à cette rareté.
Les deux thèses3 que nous avons coencadrées avec Mohamed Amine Benadjaoud, directeur du Laboratoire de radiobiologie des expositions accidentelles, ont permis de gérer cette rareté. Leurs travaux donnent lieu à la mise en place d’approches d’apprentissage supervisé adaptées à ces événements rares dans des métaphases observées avec deux techniques d’imagerie appelées Giemsa et 3-Fish5. Le doctorant Quentin Tallon a notamment utilisé des techniques d’IA générative pour produire des images d’anomalies chromosomiques réalistes en imagerie 3-Fish afin d’augmenter artificiellement le nombre de données disponibles. Ce travail préalable a permis la mise au point d’algorithmes performants pour compter automatiquement les aberrations chromosomiques et estimer la dose d’irradiation correspondante en grays.
3. https://theses.fr/2023URENS104 et https://theses.fr/s299057
5. Fish : Fluorescence in situ hybridization
Traditionnellement, les prévisions météo reposent sur des modèles numériques dérivés des lois physiques de l’atmosphère. Aujourd’hui, les algorithmes d’apprentissage profond (deep learning, en anglais) complètent ces approches, apprenant à partir de vastes bases de données météorologiques historiques pour « découvrir » par eux-mêmes les dynamiques atmosphériques. L’un des principaux enjeux réside dans la gestion des incertitudes inhérentes au caractère chaotique de l’atmosphère, conduisant à des prévisions parfois très différentes d’une simulation à l’autre. « Plutôt qu’une seule prévision, nous générons des prévisions d’ensemble, qui permettent de dégager un scénario principal et plusieurs alternatifs, explique Laure Raynaud, chercheuse à Météo-France, qui collabore avec l’ASNR. Or, avec l’IA, il devient possible de produire des centaines de prévisions en un temps record, contre seulement quelques dizaines avec les méthodes classiques. » Cette capacité accrue permet de mieux gérer l’incertitude, mais aussi de mieux prédire des événements rares et extrêmes comme les cyclones. À moyen terme, l’objectif est de combiner les simulations traditionnelles à l’IA pour fournir des prévisions météorologiques toujours plus fiables, explicables et adaptées à des besoins variés : anticipation de catastrophes naturelles, gestion du risque naturel ou industriel, pour in fine une meilleure protection des populations.
Le projet de recherche Trajectoire établit les parcours des contaminants dans sept fleuves français. Un algorithme prédit les grandes tendances de cette contamination jusqu’en 2100. Cet outil évalue les impacts de décisions des pouvoirs publics – augmentation du nombre de centrales par exemple – et l’influence du changement climatique sur cette contamination.